L’histoire ancienne de la capitale éthiopienne peut difficilement être écrite sur la base d’archives conventionnelles. Les archives endogènes sont inexistantes ou détruites et les archives étrangères -diplomatiques essentiellement- muettes sur la question.
Les archives ne sont heureusement pas les seules sources disponibles pour écrire l’histoire et le rôle de la photographie, ainsi que d’autres types de sources, est à cet égard de plus en plus reconnu et important. Dans le cas des premières décennies de la construction d’Addis Abäba, les photographies sont particulièrement salutaires.
L’établissement d’un corpus peut poser quelques problèmes méthodologiques, en particulier parce que les informations sur les photos, les métadonnées, font défaut. La plupart du temps, nous ignorons l’identité des photographes, la nature du support originel et la finalité des clichés, tout comme la date. Le corpus prend donc de la valeur par une grande accumulation des items permettant des recoupements. Ces recoupements permettent ensuite d’ensuite d’établir une séquence chronologique, substance fondamentale de la réflexion historique.
L’exemple de l’addaraš du gǝbbi [1]
Le gǝbbi, palais du souverain, était au centre du système administratif et politique impérial éthiopien (GARRETSON 2000, 27). Son développement fut un long processus, d’autant qu’il n’y avait aucune conscience de pérennité du site au départ. Les premières constructions furent détruites par l’incendie de 1892 (Chronique, 319ss), mais immédiatement reconstruites et achevées en 1894 avec, réalisation inédite en Éthiopie, l’eau courante selon un système mis au point par l’ingénieur Alfred Ilg, conseiller du souverain (KELLER 1918, 41 ; Chronique, 341). Son positionnement fut déterminant pour la topographie urbaine et l’arrivée plus massive et permanente des aristocrates provinciaux, dans l’environnement du siège du pouvoir impérial après 1896, ne fit que renforcer le rôle urbanistique de la colline du gǝbbi.
En 1897-1898, dans l’immédiat après-Adwa, de nouvelles constructions sont ajoutées au domaine impérial, en particulier une église privée, que l’on peut qualifier de chapelle impériale, et un gigantesque hall de banquet, l’addaraš. Ce hall de banquet, le nouvel addaraš, constitue certainement l’édifice de prestige le plus marquant, par son rôle et surtout par sa taille. Le bâtiment, à trois nefs et dont la silhouette caractéristique est souvent visible sur les clichés anciens, comme un marqueur topographique d’Addis Abäba, pouvait accueillir les banquets offerts par l’empereur à plusieurs milliers de personnes. Ces banquets portaient un rôle social capital et pouvaient être conduits pendant plusieurs jours consécutifs (DERAT 2001).
De par sa visibilité, ce hall de banquet revêt une importance particulière pour la datation des anciennes vues d’Addis Abäba et il convient donc de le placer le plus précisément possible dans la séquence chronologique.
Nous savons que l’addaraš était en construction lors du séjour de Charles Michel et de la mission Bonchamps à Addis Abäba (1897-1898), comme en témoigne l’album de photographies de la mission (photo 79), conservé à la Bibliothèque nationale de France[2]. Néanmoins, une autre photographie de ce même album montre le gǝbbi sans la moindre trace de l’addaraš (photo 51). Il est donc possible de conclure que la construction était en cours lors du retour de Charles Michel à Addis Abäba (avril-mai 1898), alors que la première photographie (sans l’addaraš) avait été prise en 1897, lors du premier séjour de la mission. La photographie par Charles Michel de l’addaraš en construction (album de la mission de Bonchamps en 1897, Djibouti et Éthiopie, photo 79, coll. BNF et SG) est aussi reproduite en gravure et accompagne l’article de Charles Michel « À la cour d’Éthiopie », paru dans L’Illustration du 1er avril 1899.
Gäbrä Sǝllase, dans la Chronique du règne de Ménélik II, affirme que « en 1890 [AM – donc 1897/98 AD] , année de Marc, Atié Ménélik fit venir d’Europe des ingénieurs et des ouvriers pour la construction d’un addérash à triple toiture brisée, mais dont l’intérieur ne formait qu’une seule salle » (Chronique, 466). Alfred Ilg et Léon Chefneux furent les seuls Européens à y travailler et les artisans spécialisés étaient d’origine indienne.
Il est donc établi que l’addaraš était construit en 1898 et les vues d’Addis Abäba sur lesquelles on peut apercevoir sa silhouette massive dans l’espace du gǝbbi sont à dater de 1898 ou après.
Le capitaine britannique Montagu Sinclair Wellby du 18ème régiment des Hussards, reçu par Menelik le 26 octobre 1899, apporte un élément supplémentaire quand il rapporte que lors de son entrée dans l’enceinte, il nota qu’un grand bâtiment, de forme semblant carrée, était alors en cours de construction (WELLBY 1901, 69). Il s’agit sans aucun doute du même bâtiment, l’addaraš, et ce que pouvait entendre l’auteur par « was in process of construction » désignait sans doute les échafaudages destinés aux enduits et peintures de finition, ou de réparation. Une photographie contenue dans le fond Ilg (VMZ 346_03_001), attribuée à Wellby, montre la façade de l’addaraš en pierres nues, sans enduit ni peinture[3]. Il s’agit d’une vue de l’avant du hall des banquets (dont l’accès se fait par une porte centrale). Cependant, nous savons que le hall de banquet était bien achevé et fonctionnel déjà lors de la visite d’Herbert Vivian, en janvier 1900, « where 2,000 warriors eat raw meat together »[4]. On peut donc en conclure que les enduits furent réalisés au cours de l’hiver 1899/1900, après la saison des pluies.

L’addaraš peu de temps après son achèvement ; façade avant avec accès par une porte centrale (noter la hauteur des eucalyptus). (VIVIAN 1901, 195)
D’autres vues du hall existent, montrant la façade arrière (reconnaissable par une porte d’accès latérale) comme, par exemple, celle contenue dans les scrapbooks réalisés par Skinner (ici) lors de sa mission auprès de Menelik en 1903 (blog Hugues Fontaine).

Vue depuis Arada en direction du gǝbbi en 1901 ; on distingue nettement les trois nefs de la toiture de l’addaraš (POWELL-COTTON 1902, 98)
Notes & bibliographie
[1] Pour plus de détails et au sujet des développements futur de l’addaraš, voir DEWEL Serge (2017), ADDIS ABÄBA (Éthiopie) 1886-1966. Construction d’une nouvelle capitale pour une ancienne nation souveraine, Thèse de Doctorat, Paris, INALCO.
[2] Bibliothèque nationale de France, département Société de Géographie, SGE SG WE-501, planche 35, photos 79 et 80.
[3] Je remercie Hugues Fontaine de m’avoir communiqué cette information.
[4] VIVIAN 1901, légende de la photo face à la p. 195 (reproduite ci-dessus).
[5] GERVAIS 2015, 37-52 ; l’agence Chusseau-Flavien était installée rue Bayen à Paris, dans le 17ème ; l’Illustration était un magazine hebdomadaire français créé sur le modèle du Illustrated London News, par le célèbre éditeur de presse Édouard Charton. De 1843 à 1944, il fut toujours abondamment illustré, d’abord de gravures, puis de photogravures et enfin de photographies.
DERAT Marie-Laure (2001), « Le banquet à la cour du roi d’Éthiopie au XVe siècle. Dons forcés et contreparties », in Hypothèses 2001, pp.267-274.
GARRESTON Peter P. (2000), A History of Addis Abäba from its foundation in 1886 to 1910, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag.
Guébré Sellassié (1930-1932), Chronique du règne de Ménélik II roi des rois d’Éthiopie, Paris, Maisonneuve (traduite par Tèsfa Sellassié ; publiée et annotée par Maurice de Coppet).
KELLER Conrad (1918), Alfred Ilg, Frauenfeld, Huber & Co.
POWELL-COTTON PH.G. (1902), Sporting trip through Abyssinia. A Narrative of a Nine Months’ Journey (…), London, Rowland Ward.
VIVIAN Herbert M.A. (1901), Abyssinia. Through the Lion-Land to the Court of the Lion of Judah, London, Arthur Pearson.
WELLBY M. S. (1901), ’Twixt Sirdar & Menelik. An Account of a Year’s Expedition from Zeila to Cairo through Unknown Abyssinia, London & New York, Harper & Brothers.